Sommes-nous tous classés fous ?
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Jupiter
Publié par la puissante Association américaine de psychiatrie, le DSM
est l'outil psychiatrique le plus utilisé dans le monde. Sa dernière
édition accumule les erreurs grossières et les confusions. Des
psychiatres, des rédacteurs des manuels précédents, des psychanalystes
mettent en garde contre sa publication, qui aboutira selon eux à des
erreurs de diagnostic, mais surtout à un recours dangereux et excessif
aux médicaments.
Je ne comprends pas. Dans les publicités à la télé, ils disent que,
grâce à cet antidépresseur, les gens vont mieux ! » s’exclame une mère
désespérée dans Effets secondaires, le dernier film de Steven
Soderbergh. Le réalisateur y décrit une Amérique perfusée aux
psychotropes, dans laquelle des cadres supérieurs hallucinés gobent,
comme des sucreries, des anxiolytiques fabriqués, marketés et vendus par
des firmes spéculant sur leur rentabilité. Le héros, psychiatre, fait
avaler un bêtabloquant à sa compagne, stressée par un entretien
d’embauche en lui expliquant : « Ça ne fait pas de toi quelqu’un
d’autre. Ça t’aide à être toi-même ! » La fiction reflète-t-elle la
réalité ? Les bases de la psychanalyse et de la psychothérapie
auraient-elles été avalées et digérées avec succès par l’industrie
pharmaceutique ? Oui, hélas ! répondent des intellectuels, des
psychiatres américains et européens. La faute à qui ? Au DSM, répondent-ils, alias le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.
À quoi ressemble donc l’objet ? « À un menu de restaurant chinois »,
ironise le psychiatre et psychothérapeute américain Irvin Yalom. Pas
faux : il ne s’agit de rien d’autre qu’une liste de « troubles » définis
par des symptômes et numérotés, afin que les médecins et fonctionnaires
des systèmes de santé puissent entrer des codes dans des logiciels
administratifs. Vous reprendrez bien un peu de « trouble douloureux »,
ou plutôt de F45.4 ? Un dictionnaire brut dont la cinquième édition est
sortie le 22 mai aux États-Unis et est attendue prochainement en France.
« C’est un outil précieux, soutient quant à lui le psychiatre Antoine
Pelissolo, qui a participé à la traduction en français de la quatrième
édition. Il nous permet à nous, chercheurs et cliniciens, de parler une
langue internationale commune, particulièrement dans le domaine des
études. Nous pouvons nommer, identifier les sujets sur lesquels nous
travaillons, en discuter, échanger entre scientifiques issus de
différents pays, cultures ; et, bien sûr, solliciter des budgets, des
financements pour nos travaux. »
Cette nouvelle version est une catastrophe, assurent des rédacteurs des éditions antérieures et des psychiatres renommés, comme le professeur américain Allen J. Frances, qui avait supervisé le quatrième opus. Un avis partagé par Mikkel Borch- Jacobsen, philosophe et historien de la psychiatrie : « Dans sa première version, le DSM ne recensait que cent six troubles mentaux. Dans sa troisième édition, à partir de laquelle tout a commencé à déraper et qui rejette définitivement toute référence psychanalytique, le nombre est passé à deux cent soixante-cinq. Et depuis, c’est l’inflation. Certains qui n’existent pas ont été créés en s’appuyant uniquement sur des constellations de symptômes. Mais, dans le domaine des maladies mentales, ces derniers ne cessent de se croiser et sont souvent voisins d’une pathologie à l’autre. Les laboratoires se sont infiltrés dans les groupes d’experts de l’Association américaine de psychiatrie (APA), qui publie le manuel, leur suggérant de nouveaux troubles destinés à écouler les psychotropes qu’ils souhaitent mettre en vente sur le marché. »
Dans ses dernières parutions, le DSM a donc ajouté à sa nomenclature des émotions comme la colère, le stress ou le chagrin. Que se passe-t-il si les états émotionnels sont diagnostiqués comme troubles psychiatriques ? Les médecins prescrivent des médicaments fabriqués pour enrayer chimiquement la souffrance de leurs patients. Vous avez un problème ? La chimie sera la solution ! « L’année dernière, environ 20 % des Français ont utilisé des psychotropes », rappelle le psychiatre et psychanalyste Patrick Landman.
Jusqu’où ira l’absurdité ?
Florilège de cinq « nouveaux symptômes » initiés par les auteurs du « DSM-5 » et démontés, pour Psychologies par les spécialistes Mikkel Borch- Jacobsen, Maurice Corcos et Christopher Lane.
Vous souffrez d'un épisode dépressif majeur.
Vous avez soixante jours pour vous remettre d'un deuil, selon le DSM-5, assure Christopher Lane, auteur d'un ouvrage de référence sur le sujet. Au-delà de cette limite, si vous n'êtes pas guéri, vous traversez sans doute un EDM, épisode dépressif majeur. D'après Maurice Corcos, pédopsychiatre à l'Institut mutualiste Montsouris, à Paris, « dans la troisième édition, c'était trois mois, et là nous sommes passés à deux.
L'histoire personnelle n'est pas prise en compte. C'est une aberration totale. Même la revue scientifique médicale britannique The Lancet a dénoncé cette "nouveauté". Nul besoin d'être psychanalyste pour rappeler que ça vaut la peine d'accepter ce moment d'introspection avec soi-même qu'est le deuil, de commémorer - c'est-à-dire de faire comme le mort, de rester en suspens avec lui, d'incorporer ce qu'il a encore à nous dire. Si ce processus est cassé par des antidépresseurs, les effets psychologiques et somatiques peuvent être graves. Cela ressemble à une opération de marketing destinée à l'industrie pharmaceutique. Dès que les médecins généralistes verront que le patient est encore dépressif passé ces deux mois, ils multiplieront les prescriptions d'antidépresseurs ». Même analyse de Mikkel Borch-Jacobsen, qui parle de « cadeau fait aux labos ».
Il souffre du trouble d'humeur explosive.
Tout jeune piquant plus de trois colères par semaine pendant douze semaines en serait atteint, selon le DSM-5. Maurice Corcos, estime, lui, que « ce trouble n'existe pas. C'est une abstraction. Il ne correspond pas à des données de terrain fiables et évaluées en plusieurs étapes, comme ce doit être le cas. Il répond à une logique de médecine préventive. Les rédacteurs du DSM veulent associer l'hyperactivité de l'enfant et les humeurs explosives de l'adolescence qui conduiraient aux troubles bipolaires à l'âge adulte. Il s'agit d'entretenir l'idée qu'il y aurait un lien entre les trois. Ainsi, ils pourraient traiter le problème avant même qu'il ne surgisse, même s'il ne surgit jamais ! Des enfants et des adolescents vont donc être surdiagnostiqués. »
Timide ?
Vous souffrez de phobie sociale.
Si vous n’osez pas ou n’aimez pas utiliser les toilettes publiques, vous êtes malade ! Commentaire de Maurice Corcos : « La timidité est une notion relative. Aux États-Unis, ce n’est par exemple pas la même chose qu’au Japon. Dans ce pays, où il est d’usage de tenir des positions de retrait, beaucoup d’individus vont pouvoir être mis sous antidépresseurs. Là encore, les rédacteurs du manuel ne tiennent pas compte de l’histoire ou de la “socioculture” des autres régions du monde. Plutôt que de médicaliser, on pourrait aussi se demander quel est le feu intérieur qui fait rougir le timide, l’inciter à échanger, à bavarder avec un thérapeute. Mais cela demande plus de temps que de donner un médicament, c’est sûr ! »
Distrait ? Etourdi ?
Vous souffrez de troubles neurocognitifs mineurs.
« Flottant », rêveur, vous oubliez parfois vos rendez- vous. Votre sens de l’orientation laisse à désirer. Avec l’âge, votre mémoire se fait sélective. Vous entrez dans cette catégorie, et constituez par là même une aubaine pour « les compagnies qui produisent des médicaments inefficaces contre la maladie d’Alzheimer, mais vont pouvoir recycler leurs molécules déficientes en jouant la carte de la prévention », diagnostique Mikkel Borch-Jacobsen. Maurice Corcos y voit aussi une célébration de « la culture de la performance, soucieuse de dépister les troubles démentiels le plus tôt possible pour les traiter. Qui va entrer là-dedans ? Les personnes âgées, certes, mais aussi les jeunes un peu distraits, ceux qui sont dans la lune…
C’est très inquiétant, car cela ouvre la porte à une prescription médicamenteuse alors qu’aucune étude solide n’existe sur le sujet ».
Collectionneur ?
Vous souffrez de troubles d'accumulation compulsive.
Vous n’arrivez pas à jeter ? Vous avez parfois du mal à circuler chez vous parce que vous refusez de vendre ou de donner les meubles dont vous avez hérité ? Vous êtes malade. « Il ne faut pas exagérer. Il faut en avoir entassé, des choses, pour ne plus pouvoir se déplacer chez soi », soutient le psychiatre Antoine Pelissolo, qui défend l’apparition de ce trouble dans le DSM. Non, objectent certains de ses confrères, rappelant l’exiguïté de bien des logements dans les grandes villes et la propension à entasser de nombreux individus. « Imaginez une personne âgée qui vit dans un tout petit appartement », remarque Mikkel Borch-Jacobsen. Maurice Corcos s’insurge : « Il va y en avoir des malades ! Tous ceux dont les armoires, dont les pièces débordent ? Non et non ! ce n’est pas une maladie. Juste le signe d’une gestion particulière de la perte, du deuil, qui consiste à investir les objets collectionnés ou conservés de l’aura du souvenir. Ils n’ont pas compris cela, à l’APA ! Considérer ceux qui ont une certaine complaisance à cultiver la nostalgie comme des malades mentaux revient à considérer que le temps n’existe pas. Et c’est exactement ce que véhiculent les dernières éditions du DSM. » Un rapport au temps perdu parce que seul comptent le présent, la performance et l’efficacité. Conclusion de Maurice Corcos : « Avec ce type de vision de l’existence, les médecins ne soigneront bientôt plus les patients. Ils les traiteront, ou plutôt, selon moi, les maltraiteront ! »
Source: Psychologies.com
Une catastrophe
Cette nouvelle version est une catastrophe, assurent des rédacteurs des éditions antérieures et des psychiatres renommés, comme le professeur américain Allen J. Frances, qui avait supervisé le quatrième opus. Un avis partagé par Mikkel Borch- Jacobsen, philosophe et historien de la psychiatrie : « Dans sa première version, le DSM ne recensait que cent six troubles mentaux. Dans sa troisième édition, à partir de laquelle tout a commencé à déraper et qui rejette définitivement toute référence psychanalytique, le nombre est passé à deux cent soixante-cinq. Et depuis, c’est l’inflation. Certains qui n’existent pas ont été créés en s’appuyant uniquement sur des constellations de symptômes. Mais, dans le domaine des maladies mentales, ces derniers ne cessent de se croiser et sont souvent voisins d’une pathologie à l’autre. Les laboratoires se sont infiltrés dans les groupes d’experts de l’Association américaine de psychiatrie (APA), qui publie le manuel, leur suggérant de nouveaux troubles destinés à écouler les psychotropes qu’ils souhaitent mettre en vente sur le marché. »
Dans ses dernières parutions, le DSM a donc ajouté à sa nomenclature des émotions comme la colère, le stress ou le chagrin. Que se passe-t-il si les états émotionnels sont diagnostiqués comme troubles psychiatriques ? Les médecins prescrivent des médicaments fabriqués pour enrayer chimiquement la souffrance de leurs patients. Vous avez un problème ? La chimie sera la solution ! « L’année dernière, environ 20 % des Français ont utilisé des psychotropes », rappelle le psychiatre et psychanalyste Patrick Landman.
Jusqu’où ira l’absurdité ?
Triste après un deuil ?
Florilège de cinq « nouveaux symptômes » initiés par les auteurs du « DSM-5 » et démontés, pour Psychologies par les spécialistes Mikkel Borch- Jacobsen, Maurice Corcos et Christopher Lane.
Toujours triste après deux mois de deuil ?
Vous avez soixante jours pour vous remettre d'un deuil, selon le DSM-5, assure Christopher Lane, auteur d'un ouvrage de référence sur le sujet. Au-delà de cette limite, si vous n'êtes pas guéri, vous traversez sans doute un EDM, épisode dépressif majeur. D'après Maurice Corcos, pédopsychiatre à l'Institut mutualiste Montsouris, à Paris, « dans la troisième édition, c'était trois mois, et là nous sommes passés à deux.
L'histoire personnelle n'est pas prise en compte. C'est une aberration totale. Même la revue scientifique médicale britannique The Lancet a dénoncé cette "nouveauté". Nul besoin d'être psychanalyste pour rappeler que ça vaut la peine d'accepter ce moment d'introspection avec soi-même qu'est le deuil, de commémorer - c'est-à-dire de faire comme le mort, de rester en suspens avec lui, d'incorporer ce qu'il a encore à nous dire. Si ce processus est cassé par des antidépresseurs, les effets psychologiques et somatiques peuvent être graves. Cela ressemble à une opération de marketing destinée à l'industrie pharmaceutique. Dès que les médecins généralistes verront que le patient est encore dépressif passé ces deux mois, ils multiplieront les prescriptions d'antidépresseurs ». Même analyse de Mikkel Borch-Jacobsen, qui parle de « cadeau fait aux labos ».
Un enfant colérique ?
Un enfant colérique à la maison ?
Il souffre du trouble d'humeur explosive.
Tout jeune piquant plus de trois colères par semaine pendant douze semaines en serait atteint, selon le DSM-5. Maurice Corcos, estime, lui, que « ce trouble n'existe pas. C'est une abstraction. Il ne correspond pas à des données de terrain fiables et évaluées en plusieurs étapes, comme ce doit être le cas. Il répond à une logique de médecine préventive. Les rédacteurs du DSM veulent associer l'hyperactivité de l'enfant et les humeurs explosives de l'adolescence qui conduiraient aux troubles bipolaires à l'âge adulte. Il s'agit d'entretenir l'idée qu'il y aurait un lien entre les trois. Ainsi, ils pourraient traiter le problème avant même qu'il ne surgisse, même s'il ne surgit jamais ! Des enfants et des adolescents vont donc être surdiagnostiqués. »
Vous êtes timide ?
Timide ?
Vous souffrez de phobie sociale.
Si vous n’osez pas ou n’aimez pas utiliser les toilettes publiques, vous êtes malade ! Commentaire de Maurice Corcos : « La timidité est une notion relative. Aux États-Unis, ce n’est par exemple pas la même chose qu’au Japon. Dans ce pays, où il est d’usage de tenir des positions de retrait, beaucoup d’individus vont pouvoir être mis sous antidépresseurs. Là encore, les rédacteurs du manuel ne tiennent pas compte de l’histoire ou de la “socioculture” des autres régions du monde. Plutôt que de médicaliser, on pourrait aussi se demander quel est le feu intérieur qui fait rougir le timide, l’inciter à échanger, à bavarder avec un thérapeute. Mais cela demande plus de temps que de donner un médicament, c’est sûr ! »
Vous êtes étourdi ?
Distrait ? Etourdi ?
Vous souffrez de troubles neurocognitifs mineurs.
« Flottant », rêveur, vous oubliez parfois vos rendez- vous. Votre sens de l’orientation laisse à désirer. Avec l’âge, votre mémoire se fait sélective. Vous entrez dans cette catégorie, et constituez par là même une aubaine pour « les compagnies qui produisent des médicaments inefficaces contre la maladie d’Alzheimer, mais vont pouvoir recycler leurs molécules déficientes en jouant la carte de la prévention », diagnostique Mikkel Borch-Jacobsen. Maurice Corcos y voit aussi une célébration de « la culture de la performance, soucieuse de dépister les troubles démentiels le plus tôt possible pour les traiter. Qui va entrer là-dedans ? Les personnes âgées, certes, mais aussi les jeunes un peu distraits, ceux qui sont dans la lune…
C’est très inquiétant, car cela ouvre la porte à une prescription médicamenteuse alors qu’aucune étude solide n’existe sur le sujet ».
Vous êtes collectionneur ?
Collectionneur ?
Vous souffrez de troubles d'accumulation compulsive.
Vous n’arrivez pas à jeter ? Vous avez parfois du mal à circuler chez vous parce que vous refusez de vendre ou de donner les meubles dont vous avez hérité ? Vous êtes malade. « Il ne faut pas exagérer. Il faut en avoir entassé, des choses, pour ne plus pouvoir se déplacer chez soi », soutient le psychiatre Antoine Pelissolo, qui défend l’apparition de ce trouble dans le DSM. Non, objectent certains de ses confrères, rappelant l’exiguïté de bien des logements dans les grandes villes et la propension à entasser de nombreux individus. « Imaginez une personne âgée qui vit dans un tout petit appartement », remarque Mikkel Borch-Jacobsen. Maurice Corcos s’insurge : « Il va y en avoir des malades ! Tous ceux dont les armoires, dont les pièces débordent ? Non et non ! ce n’est pas une maladie. Juste le signe d’une gestion particulière de la perte, du deuil, qui consiste à investir les objets collectionnés ou conservés de l’aura du souvenir. Ils n’ont pas compris cela, à l’APA ! Considérer ceux qui ont une certaine complaisance à cultiver la nostalgie comme des malades mentaux revient à considérer que le temps n’existe pas. Et c’est exactement ce que véhiculent les dernières éditions du DSM. » Un rapport au temps perdu parce que seul comptent le présent, la performance et l’efficacité. Conclusion de Maurice Corcos : « Avec ce type de vision de l’existence, les médecins ne soigneront bientôt plus les patients. Ils les traiteront, ou plutôt, selon moi, les maltraiteront ! »
Source: Psychologies.com
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